Nous
possédons la conscience d’une époque laborieuse :
cela ne nous permet pas de réserver à l’art les meilleures heures et les
meilleurs matins, quand même cet art serait le plus grand et le plus digne. Il
est à nos yeux affaire de loisir, de récréation : nous lui vouons les restes de notre temps, de nos forces. –
C’est là le fait principal qui a changé la situation de l’art vis-à-vis de la
vie : lorsque l’art fait appel aux réceptifs par de grandes exigences de
temps et de force, il a contre lui la
conscience des laborieux et des hommes capables, il en est réduit aux gens indolents
et sans conscience qui, par leur nature, ne sont précisément pas portés vers le
grand art et qui considèrent les
prétentions du grand art comme de l’insolence. Il se pourrait très bien que le
grand art fut à sa fin, parce qu’il manque d’air et de libre respiration :
ou bien encore faudrait-il qu’il essaie de s’acclimater dans une autre
atmosphère (ou du moins de pouvoir y vivre), dans une atmosphère qui n’est en
somme que l’élément naturel du petit
art, de l’art du repos et de la distraction amusante. Il en est ainsi presque
partout maintenant, même les artistes du grand art promettent une récréation et
une distraction, eux aussi s’adressent à l’homme fatigué et lui demandent les
soirées de ses journées de travail, - tout comme les artistes comiques sont
satisfaits d’avoir remporté une victoire sur le front chargé de plis sévères et
sur les yeux caves. Quels sont donc les artifices de leurs plus grands
confrères ? Ceux-ci ont dans leurs armes les excitants les plus puissants
qui parviendraient même à effrayer l’homme à moitié mort, ils possèdent des
stupéfiants, des moyens de griser, d’ébranler, de provoquer des crises de
larmes : par tous ces moyens, ils subjuguent l’homme fatigué et l’amènent
dans un état de fébrilité nocturne, de débordement, de ravissement et de
crainte. Aurait-on le droit d’en vouloir au grand art, tel qu’il existe
aujourd’hui sous forme d’opéra, de tragédie et de musique, à cause des moyens
dangereux qu’il emploie, comme on en voudrait à un pêcheur perfide ?
Certainement non : car il préférerait cent fois vivre dans le pur élément
du silence matinal et s’adresser aux âmes pleines de vie, de force et
d’attente, aux âmes du matin chez les spectateurs et les auditeurs. Remercions-le
de préférer vivre ainsi que de s’enfuir ; avouons-nous aussi que, pour une
époque qui apportera dans la vie des jours de fête et de joie, libres et
pleins, notre grand art sera
inutilisable. »
NIETZSCHE; Le Voyageur et son
ombre; Aphorisme 170.
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