mardi, août 08, 2017

L’ART D’UNE EPOQUE LABORIEUSE

      Nous possédons la conscience d’une époque laborieuse : cela ne nous permet pas de réserver à l’art les meilleures heures et les meilleurs matins, quand même cet art serait le plus grand et le plus digne. Il est à nos yeux affaire de loisir, de récréation : nous lui vouons les restes de notre temps, de nos forces. – C’est là le fait principal qui a changé la situation de l’art vis-à-vis de la vie : lorsque l’art fait appel aux réceptifs par de grandes exigences de temps et de force, il a contre lui la conscience des laborieux et des hommes capables, il en est réduit aux gens indolents et sans conscience qui, par leur nature, ne sont précisément pas portés vers le grand art et qui considèrent les prétentions du grand art comme de l’insolence. Il se pourrait très bien que le grand art fut à sa fin, parce qu’il manque d’air et de libre respiration : ou bien encore faudrait-il qu’il essaie de s’acclimater dans une autre atmosphère (ou du moins de pouvoir y vivre), dans une atmosphère qui n’est en somme que l’élément naturel du petit art, de l’art du repos et de la distraction amusante. Il en est ainsi presque partout maintenant, même les artistes du grand art promettent une récréation et une distraction, eux aussi s’adressent à l’homme fatigué et lui demandent les soirées de ses journées de travail, - tout comme les artistes comiques sont satisfaits d’avoir remporté une victoire sur le front chargé de plis sévères et sur les yeux caves. Quels sont donc les artifices de leurs plus grands confrères ? Ceux-ci ont dans leurs armes les excitants les plus puissants qui parviendraient même à effrayer l’homme à moitié mort, ils possèdent des stupéfiants, des moyens de griser, d’ébranler, de provoquer des crises de larmes : par tous ces moyens, ils subjuguent l’homme fatigué et l’amènent dans un état de fébrilité nocturne, de débordement, de ravissement et de crainte. Aurait-on le droit d’en vouloir au grand art, tel qu’il existe aujourd’hui sous forme d’opéra, de tragédie et de musique, à cause des moyens dangereux qu’il emploie, comme on en voudrait à un pêcheur perfide ? Certainement non : car il préférerait cent fois vivre dans le pur élément du silence matinal et s’adresser aux âmes pleines de vie, de force et d’attente, aux âmes du matin chez les spectateurs et les auditeurs. Remercions-le de préférer vivre ainsi que de s’enfuir ; avouons-nous aussi que, pour une époque qui apportera dans la vie des jours de fête et de joie, libres et pleins, notre grand art sera inutilisable. »
        NIETZSCHE; Le Voyageur et son ombre; Aphorisme 170.

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